Dans un moment inédit pour l’escalade urbaine, Seb Bouin, l’un des meilleurs grimpeurs de la scène internationale, a réalisé son tout premier free solo aux côtés d’Alain Robert, surnommé le "Spiderman français". Ensemble, ils ont gravi la tour Total à La Défense, sans corde ni équipement de sécurité, dans une ascension à mains nues qui symbolise une rencontre entre deux générations de l'escalade. Habitué aux voies extrêmes en falaise, Seb Bouin a choisi de sortir de sa zone de confort pour suivre les pas d’une légende vivante de l’escalade urbaine, offrant ainsi un spectacle de courage et d’audace.
Pour Alain Robert, cette ascension était une idée de Seb. "Il y a environ six mois, il m’a contacté. Évidemment, je connaissais Seb. Il fait partie des trois personnes au monde qui ont fait du 9C en cordée. Alors, après qu'il m'ait proposé l'idée, je lui ai dit : Ok, on va trouver quelque chose qui ne soit pas trop compliqué. J’ai donc choisi la Tour Total. Je savais que même s’il n’avait jamais grimpé en solo, ni sur un building, avec son niveau en escalade, a priori, il n'y avait pas de raison que cela se passe mal."
La veille de leur tentative, Seb Bouin, désireux de se familiariser avec la tour, a gravi quelques mètres avec un ami, mais cette préparation lui a laissé des doutes.
"La veille de l’ascension, il est allé essayer un peu la Tour, vite fait. Moi, j’étais cassé, donc il est parti avec mon pote Claude à La Défense, vers 22h ou 23h. Il a fait quelques mètres à la montée et à la descente, puis finalement, il n'a pas dormi de la nuit. Il a commencé à se demander : Pourquoi je fais ça ? Il est très bien dans son monde, dans l’escalade en falaise, c’est vraiment ce qui l’éclate. Alors il a dû se poser la question : Pourquoi je fais ça ?"
Le lendemain matin, alors qu'ils se rapprochaient de la tour, l'atmosphère était empreinte d'excitation mêlée d'appréhension.
"Seb m’a dit qu’il n’hésiterait pas à redescendre s’il ne sentait pas à l’approche du premier toit, qui est situé à environ 8-9 mètres du sol. Mais je sentais qu’il avait vraiment envie de le faire, donc c’était cool. Moi, j’étais sûr à 100% qu'il serait à l’aise, et ça a été le cas."
Pendant l’ascension, Alain Robert a partagé ses impressions : "Pour moi, c’était une escalade tranquille, donc on pouvait discuter. Mais parfois, lui n’avait pas envie de parler, car il réalisait que le vide sous ses jambes se creusait, et qu’en solo, soit tu vas au sommet et tu restes en vie, soit tu tombes."
L'expérience de Seb Bouin a rapidement pris le dessus, et Alain Robert était confiant :
"Je ne lui ai pas donné beaucoup de conseils, car il a rapidement trouvé sa technique. Le seul truc que je lui ai dit, c’était : Écoute Seb, il y a un dièdre qui est très ouvert, tu peux t’y reposer. Au début, il a grimpé sur les vitres à droite, puis il s'est installé dans le dièdre, ce qui l’a aidé."
Une vie dédiée au solo :
Pour Alain Robert, l'escalade en solo est plus qu'un sport, c'est une passion qui a façonné sa vie.
"Ma carrière s'est construite malgré une invalidité de 66%, principalement aux mains et aux doigts. C’est comme demander à un sculpteur de sculpter avec des outils cassés. On m’avait dit que je ne pourrais plus jamais grimper, mais neuf ans plus tard, je faisais les premiers 8b en solo de l’histoire de l’escalade. Des voies comme La Nuit du Lézard, extrêmement mythiques. J’en ai discuté avec Alex Honnold, même lui trouvait ça complètement fou. Il estime que j'ai amené le solo en territoire inconnu. Je ne grimpe pas avec une marge de sécurité, je fais des voies très aléatoires, avec des adhérences, des jetés, des pieds lisses, etc. Pol pot a été l'apogée de tout ça. Même après avoir travaillé cette voie 50 fois, tu as une chance sur deux d'arriver en haut vivant. C’est important pour moi que les gens ne me connaissent pas uniquement pour les buildings. J'ai réalisé plus de 15 voies en solo dans le 8ème degré. À l’époque, les médias ne s’intéressaient pas à ces performances. Avec du recul, je me rends compte que ce n’était pas très raisonnable, mais j'avais la foi en moi et en mon escalade."
La profondeur de son engagement est palpable : "Grimper en solo, c’est ma vie. C’est un chemin de vie. Pour moi, l’escalade, c’est un mode de vie, une façon de penser, de fixer des objectifs les uns après les autres. J’en parlais avec Seb, je lui disais que le jour où je ne pourrai plus grimper en solo, j’arrêterai de penser, car je ne conçois pas l’escalade autrement. J’ai encore l'objectif de grimper en solo jusqu’à 70 ans, donc j’ai quelques années devant moi."
Sa détermination est alimentée par une philosophie de vie, où la peur est perçue comme un obstacle à surmonter plutôt qu'une barrière.
"C'est là l'essence de mes valeurs. Je veux transmettre des valeurs de courage, de bravoure, de surmonter les obstacles. Les peurs ne sont pas uniquement celles entre la vie et la mort. Il y a ceux qui ont peur de passer un examen, d’autres qui flippent pour leur permis de conduire. L’important, c'est de montrer aux gens que la peur peut se gérer, et de se poser cette question : "Qu’est-ce que je veux faire dans ma vie ?"
Des épreuves qui forgent le caractère :
L'ascension de la tour Total a également été marquée par un moment critique pour Alain Robert. À environ 150 mètres du sol, il a rencontré des difficultés techniques dues à une glissade.
"Durant cette ascension, il y a eu un moment très particulier. J’ai eu une grosse galère à peu près aux trois quarts. Je me reposais avec les pieds en écart, mais je n’avais pas fait attention à la boue sur une barre horizontale. Quand j’ai voulu redémarrer, mes pieds ont glissé sur les cadres en aluminium. Ça a duré deux ou trois minutes, je glissais à chaque tentative. J’ai compris qu’il y avait un problème avec mon chausson droit. J’ai essayé de le nettoyer, mais à 150 mètres du sol, ce n’est pas l’endroit idéal pour ça. Je n’ai jamais réussi à bien le nettoyer, donc j’ai dû faire les 30-40 mètres restants vraiment au taquet. À chaque vitre, je me disais : Ok, c’est bien, tu te rapproches du sommet. C’était super chaud."
Seb lui était déjà en haut et il l'encourageait : "Il avait compris que quelque chose n’allait pas. Il avait vu qu’on discutait pendant toute l’ascension, mais à un moment donné, je n’ai plus parlé. Il a compris que j'étais dans une situation délicate. Moi, j’étais en mode survie. J’ai regardé en bas une fois, et je me suis dit que ce ne serait pas joli de s'écraser là. Mais j’ai réussi à rester concentré, et à grimper comme il fallait pour rester en vie. Pas seulement pour moi, mais aussi pour mon gamin de 10 ans à Bali qui m'attend pour fêter son anniversaire, pour ma femme, et pour tous les gens qui m’aiment.
À travers cette expérience, Alain Robert souhaite inspirer les autres à surmonter leurs propres peurs et réaliser leur projets.
"Je vois beaucoup de gens qui ne réalisent pas leur rêve, parfois parce qu’ils n’ont même pas pensé à en avoir un. Ils se retrouvent pris dans un système qui ne leur convient pas. Moi, je ne suis pas là pour critiquer la société, mais juste pour partager et inspirer. Quand je reçois des messages de personnes qui me disent : Alain, tu m'inspires tellement, j’ai combattu un cancer grâce à toi, c’est la récompense ultime de ma vie."
Rencontrer Seb Bouin a été un moment fort pour Alain Robert : "C'est un mec en or, motivé, avec une mentalité que j’admire. Il ouvre des voies, il essaie de faire des trucs plus durs, et il a déjà des idées de voies qui pourraient être du 9c+"
À 70 ans, Alain Robert a l'intention de continuer à grimper, avec la même passion qui l’a toujours animé. Son histoire est celle d'un homme qui a défié les limites et qui, malgré les obstacles, continue d'inspirer une nouvelle génération de grimpeurs.
Seb Bouin, après cette ascension audacieuse, partage avec nous ses réflexions et émotions, dévoilant les coulisses d'une aventure à la fois risquée et enrichissante.
Lorsqu'on lui demande ce qui l’a motivé à sortir de sa zone de confort et à tenter son premier free solo urbain, Seb Bouin répond avec sincérité :
"La première des motivations c'était la rencontre avec Alain. Je n'avais vraiment aucun objectif à grimper cette tour. Je voulais rencontrer le personnage dans son élément, et éventuellement faire une tour avec lui. Je lui ai dit depuis le début que si je ne le sentais pas, je le laisserai la faire tout seul."
Habitué des falaises naturelles, s'est aussi laissé tenter par l'aspect mental du défi :
"Le challenge mental m'a attiré. Je voulais voir ce que j'avais un peu dans les tripes, et voir comment j'étais capable de gérer mes émotions."
Une ascension très différente de la falaise
Grimper une structure en pleine ville est une toute autre expérience pour Seb, qui a été confronté à de nouvelles questions :
"Je me questionnais beaucoup. La structure urbaine, est-ce que les perspectives vont m'impressionner ? Est-ce que je vais réagir différemment ? Est-ce que c'est solide ? À vrai dire, j'ai eu pas mal d'appréhensions pour pas grand-chose. Cette tour était solide, et au final, les perspectives n’étaient pas si impressionnantes lorsqu’on grimpe. Bien sûr, c'était différent, car le métal n'a pas la même texture que le rocher, il faut protéger la peau des doigts. Mais, j'ai réussi à m’adapter rapidement."
Pour Seb Bouin, les plus grandes difficultés ont été avant l'ascension :
"Les plus grandes difficultés mentales ont été avant l’ascension. J’ai pas mal appréhendé la veille et le matin (sur la qualité de la structure, et sur les perspectives). Le départ était un peu tendu, mais passé 30 mètres, j'ai commencé à me détendre. J'ai compris que j'avais la marge physique et que mon cerveau arrivait à occulter la peur et les émotions négatives."
Bien qu'il ait envisagé de faire demi-tour si nécessaire, Seb Bouin s’est senti plus à l’aise après les premiers mètres :
"Je me suis dit que si je ne le sentais pas après 10 mètres, je ferais demi-tour."
Cette expérience a profondément marqué Bouin, notamment sur le plan émotionnel :
"Cette collaboration et ce solo m’ont permis d'apprendre à gérer mes émotions les plus profondes. De les connaître et de les contrôler. Un solo comme celui-ci permet aussi de relativiser sur la vie et ses problèmes, et de se centrer sur l'essentiel pour nous."
"C'était vraiment cette rencontre qui m'intéressait. Ce personnage est si atypique. C'était un super moment. Nous avons bien discuté pendant et après l'ascension. Nous venons tous les deux de la falaise, et il était très intéressant d’échanger nos idées. Je le remercie de m’avoir emmené là-haut."
Quant à l'avenir du free solo urbain pour Bouin, la porte n'est pas totalement fermée :
"Pourquoi pas. À voir avec le temps. Mais ce qui est sûr, c'est que pour le moment, ce sera du facile."
Des critiques émergeantes :
Cependant, cette ascension n’a pas été sans susciter des critiques. Certains observateurs s’interrogent sur les motivations qui ont poussé Seb Bouin à s’engager dans le solo urbain, un domaine qu’il avait jusqu’alors soigneusement évité. Ils pointent du doigt le choix de la Tour Total Énergies comme étant particulièrement symbolique, voire problématique.
Pour certains, cette ascension soulève des questions éthiques et écologiques. La tour de Total, étant l’un des plus grands pollueurs de France, a suscité des interrogations sur l’image que cette performance renvoie. Ils estiment que Bouin, en s’associant à Alain Robert, a choisi une scène qui, bien que spectaculaire, fait indirectement la promotion d’une entreprise accusée de crimes climatiques.
La critique s'étend également à l’aspect marketing de l'ascension. Beaucoup voient cette opération comme une tentative désespérée de gagner en visibilité à travers un exploit médiatisé, plutôt que comme un geste authentique d’engagement envers l’escalade ou l’environnement. Dans un contexte où la marchandisation du sport semble croissante, cette performance est perçue comme une dilution des valeurs originelles de l’escalade, celles de la camaraderie, du respect de la nature et de la recherche du défi personnel en dehors des lumières du spectacle.
En somme, au lieu de célébrer l’exploit, certains grimpeurs et passionnés d’escalade se sont sentis trahis. Ils appellent à une réflexion plus profonde sur les choix que l’on fait dans le cadre de nos pratiques sportives, notamment en ce qui concerne les symboles que nous véhiculons et les entreprises que nous choisissons de mettre en avant. Ce débat sur la responsabilité sociale et environnementale dans le monde de l’escalade ne fait que commencer et devrait continuer à alimenter les discussions.
🗨️ : Alain Robert et Seb Bouin
✏️ : GrimpActu.