Le Groenland. Terre de glace, royaume des fjords et des montagnes vierges, où seuls les plus audacieux osent s'aventurer.
C’est là, sur cette côte déchiquetée et sauvage, qu’un groupe de quatre aventurier s’est lancé dans une expédition dantesque, à la frontière de l’impossible. Symon Welfringer, Matteo Della Bordella, Silvan Schupbach et Alex Gammeter ont passé 35 jours à affronter la mer, la montagne et des conditions climatiques extrêmes, dans une quête qui les mènerait jusqu’à une paroi encore jamais escaladé, au cœur des fjords glacés.
Le défi était immense : parcourir plus de 450 km en kayak le long de la côte Est du Groenland, pour rejoindre le fjord de Skjoldugen et tenter l’ascension d’un big wall jamais gravi, sur la montagne méconnue de Drøneren. L’aventure combinait toutes les composantes d’une épopée légendaire : tempêtes, icebergs, ours polaires, escalade extrême et une mer souvent impraticable.
Symon Welfringer nous a partagé son aventure avec une intensité palpable, livrant des mots remplis d’émotions brutes et de réflexions profondes.
L’Océan, Première Épreuve
Le voyage a débuté sur l’eau. En autonomie totale, les quatre aventuriers ont dû pagayer jour après jour, à travers des conditions maritimes redoutables. La mer, gelée en de nombreux endroits, s'opposait à chaque avancée.
"Mardi 31 juillet, côte Est du Groenland, près du Cap Moesting ou quand j'ai découvert que le vent pouvait faire s'envoler des cailloux. Cela fait maintenant une semaine que nous avons commencé notre périple en kayak, dans le but de rejoindre un Big Wall plus au sud le long de la côte. La météo et les conditions en mer ne nous ont pas épargnés. "
Les passages bloqués par les icebergs et les tempêtes imprévisibles rendaient la navigation périlleuse.
"Cette année, la quantité de glace en mer est la plus élevée depuis 20 ans, et de nombreux passages sont encore bloqués par les icebergs, même à cette période de l’année. Trouver un itinéraire avec nos kayaks s’est révélé bien plus compliqué que prévu. Malgré tout, nous parvenons à réaliser de belles journées de navigation, nous rapprochant petit à petit du fjord où se trouve la paroi que nous voulons gravir."
Ce n’était pas qu’une question de distance. Les éléments semblaient s’acharner contre eux. Le vent soufflait à plus de 100 km/h, rendant les bivouacs impossibles. À plusieurs reprises, les quatre compagnons ont dû se réfugier dans des grottes pour éviter d’être balayés par les tempêtes.
"Arrivés avant-hier sur une petite île, nous attendons à l'abri d'une grotte le passage d’une tempête. Même si elle était prévue par la météo, nous ne nous attendions pas à une telle intensité. Nos tentes peinent à tenir en place sous des rafales dépassant les 100 km/h, accompagnées d'une pluie continue. Nous trouvons des emplacements de plus en plus abrités et espérons qu’en un jour ou deux, nous pourrons faire sécher nos affaires et reprendre nos kayaks... si Éole le permet."
La Rencontre avec le Mur : Un Géant Vierge de 1200 mètres
Après dix jours éprouvants, le fjord tant espéré se dévoile enfin. Le but de l'expédition est en vue. Là, devant eux, se dresse un géant de roche : une paroi de 1200 mètres, encore ingrimpé , dont ils seront les premiers à tenter l’ascension. Un big wall qui se dresse comme une invitation à l’exploit, mais aussi une promesse de défis techniques redoutables.
"Après dix journées bien intenses, nous voici enfin arrivés à destination. Ces journées en kayak représentent déjà un véritable accomplissement en elles-mêmes, compte tenu des conditions que nous avons affrontées. Malgré tout, nous avons réussi à parcourir une telle distance avec nos bateaux lourdement chargés.
Désormais, place au repérage des lieux et au choix de la ligne que nous souhaitons gravir. Le mur que nous visons semble vraiment long, peut-être entre 1200 et 1400 mètres. Heureusement, quelques vires se dessinent, ce qui est plutôt rassurant étant donné le matériel dont nous disposons. Nous prévoyons environ six à sept jours d'ascension, à condition que la météo reste clémente."
La première tentative d’ascension débute dans l’euphorie, mais la pluie tenace et le froid glaçant s'invitent rapidement.
"Une semaine bien humide sur Skjoldungen. Cela fait déjà sept jours que nous sommes installés dans ce magnifique fjord, mais les progrès en termes d'escalade se font attendre. La météo a été capricieuse, et nous n'avons eu que deux belles journées pour grimper. Nous avons parcouru environ 500 mètres sur notre mur, où nous avons fixé une partie des longueurs pour maximiser notre efficacité lors de la prochaine ascension.
La face est immense, avec sûrement plus de 1400 mètres d'escalade, mais les longueurs ne semblent pas trop extrêmes. Nous estimons que cela ne devrait pas dépasser le 7, du moins, c'est ce que nous espérons. Cependant, nous avons déjà traversé de superbes passages, alternant fissures rectilignes et dalles techniques."
Une course contre la météo et la nature sauvage
La semaine suivante se transforme en une série de tentatives et d'échecs. Chaque jour, les quatre alpinistes avancent un peu plus haut sur la paroi, seulement pour être repoussés par les éléments.
"Ces deux derniers jours, la neige s'est invitée à des altitudes avoisinant les 800 à 1000 mètres, mettant à rude épreuve notre patience. Avec le strict minimum dans nos kayaks pour le campement, nos idées de confort s'éloignent jour après jour : sacs de couchage et vêtements mouillés, moustiques à volonté, panneaux solaires hors service. La semaine à venir pourrait nous offrir le créneau de trois à quatre jours nécessaires pour gravir ce mur vierge. Rien que cette perspective nous tient en haleine et réchauffe nos corps."
Après trois tentatives infructueuses, l'espoir commence à s’effriter. Pourtant, c’est dans ces moments de doute que la nature de l'aventurier se révèle. Avec une ténacité hors du commun, le groupe se lance dans une ultime tentative, à la veille de leur date de retour prévue. Ce sera le tout ou rien.
"D'abord, c'est la neige qui a recouvert notre mur et rempli les fissures de glace, puis le vent violent nous a forcés à faire demi-tour, emportant au passage plusieurs de nos cordes fixées sur la paroi. Finalement, avec une patience infinie, nous avons tenté un dernier essai avant notre date de retour imposée, et la délivrance est enfin arrivée."
L'Apothéose : Un Sommet Inoubliable
Le 19 août 2024, après plusieurs jours d’ascension continue, marquée par des passages techniques exigeants allant jusqu'au 7b, l’équipe atteint enfin le sommet. Une victoire éclatante, après tant d'efforts.
"Malgré le froid persistant, qui a rendu les bivouacs difficiles et peu reposants, les conditions étaient idéales pour progresser. Hier, nous avons atteint le sommet de cette face vierge de 1200 mètres, après avoir gravi 35 longueurs. Probablement la plus belle vue que nous ayons jamais contemplée : un horizon infini où l'océan et la banquise se confondent."
Depuis là-haut, la vue est imprenable. L’océan, la banquise, s’étendent à perte de vue, baignant dans une lumière presque irréelle.
Mais le triomphe a un goût amer. La fatigue, l’épuisement, le froid intense rendent cette réussite d’autant plus poignante. 35 longueurs d’une intensité extrême, un froid mordant lors des bivouacs, et pourtant, la satisfaction d’avoir marqué l’histoire de ce mur vierge, gravé leur nom dans la roche de Drøneren.
"Cet après-midi, nous avons terminé les rappels et nous voilà déjà en train de préparer nos kayaks pour entamer le chemin du retour. Nous allons maintenant essayer de rattraper le retard accumulé sur notre planning initial, d'autant plus que la météo semble, cette fois, être de notre côté."
Un ours dans la tempête
De retour au camp, un autre évènement attendait les aventuriers. Quelques jours auparavant, un ours polaire avait été aperçu autour du campement. D’abord curieux mais distant, l’animal était revenu, cette fois plus menaçant.
"Il y a deux semaines, nous avons aperçu pour la première fois un ours polaire près du camp. Il restait à distance et semblait plutôt paisible.
Il y a quatre jours, alors que nous préparions nos kayaks pour le retour, il est réapparu, cette fois beaucoup plus près et bien plus agressif. Quelques coups de fusil tirés en l'air et nos cris ont suffi à le faire fuir, mais depuis, nous restons sur nos gardes. La région est réputée pour la présence des ours polaires, capables de parcourir plus de 50 km par jour.
Depuis cette rencontre, chaque nuit, nous organisons des tours de garde, chacun surveillant le camp pendant 3 heures. La fatigue se fait de plus en plus sentir, mais les conditions de navigation en kayak sont favorables. Les journées sont longues, mais les paysages que nous traversons sont encore plus majestueux. La fin de notre périple approche à grands pas !"
"J’aime cet état. Usé, fatigué,
Aux abords de l’Arbor de Tasiilaq,
33 jours seuls face aux éléments, immergés dans l’immensité et la beauté brute des paysages groenlandais.
Seule une légère brise vient nous tirer de nos pensées.
Déjà mélancoliques d'une liberté éphémère.
Le retour à la norme s’annonce brutal, un choc.
Comment mettre des mots sur des images, comment raconter l’indicible ?
Nous laissons les aurores boréales nous bercer une dernière fois.
Reconnaître que le passé est envié,
Que l’avenir pourrait être plus troublé.
Tempêtes, ours, et péripéties façonnent notre odyssée,
Pour une dernière nuit sous ce ciel étoilé."
L’Adieu à la liberté sauvage
Le 26 août, après 33 jours dans l’immensité du Groenland, l’expédition touche à sa fin. Le retour à la civilisation est vécu comme une rupture brutale. Après tant de jours passés à défier les éléments, à embrasser cette nature grandiose et impitoyable, le choc du retour à la normalité est palpable.
"Je me suis offert un pack de bières au Duty Free de Reykjavik. Je le savoure tranquillement dans l’avion, direction Lyon via Vienne. Relâché. Mes pensées vagabondent à mesure que les canettes se vident. La mélancolie me gagne, souvenirs d'une beauté passée, d’une quête de liberté.
Je trie les images de notre voyage. Chaque photo ravive une sensation plus qu’un simple souvenir.L’inconfort autrefois pesant devient aujourd'hui une absence palpable."
C’est là tout le paradoxe des grandes aventures : l’inconfort d’hier devient aujourd’hui un manque. Le Groenland, dans toute sa dureté, sa pureté sauvage, a offert à ces hommes une expérience qui les marquera à jamais.
"Donner un sens.
Grimper, pagayer, bien sûr. Mais que cherche-t-on vraiment là-bas ?Pourquoi ce besoin de se démarquer, de toucher l’inconnu, de flirter avec le danger et la peur ?
Se sentir vivant.
Je prends une dernière gorgée. Promis, j’arrête."
📷 : Symon Welfringer
💬 : Symon Welfringer
🗞️ : GrimpActu.